CHAPITRE XXVII

Je m’étais égaré. Je rebroussai chemin jusqu’à un chemin de terre qui serpentait parmi les pins au-dessus de l’étendue de sable et, au bout d’un moment, par la vitre baissée, j’entendis des voix lointaines. Je garai la voiture de Chester pour aller aux renseignements. Comme il n’y avait pas d’autre voiture en vue, je me dis que ces gens-là devaient vivre dans le coin et connaissaient sûrement le pays.

La nuit était sombre, sans lune, avec quelques rares étoiles. Je me laissai guider par le bruit des voix… Ils étaient tout au bout de la plage, près de l’eau : quatre hommes et deux femmes, tous jeunes, qui prenaient un bain nocturne, entièrement nus.

Personne ne parut embarrassé ou surpris de me voir. Peut-être parce qu’ils avaient bu, ou peut-être avaient-ils fumé de la marihuana.

Tout d’abord, j’eus du mal à me faire entendre. Ils m’invitèrent à me joindre à eux. Je répondis qu’il y avait déjà deux hommes en surnombre, et ils éclatèrent de rire comme à une bonne plaisanterie. J’acceptai le verre qu’on m’offrit. Ils me déclarèrent qu’il n’y avait qu’une seule maison à proximité, une cabane en rondins, à sept ou huit kilomètres de là, sur une colline couverte de pins. Ce n’était pas facile à trouver, ajoutèrent-ils.

Je les remerciai. L’un des hommes m’accompagna un bout de chemin sur le sable et me fit des avances, sans trop insister. Je retrouvai ma voiture et repartis.

Le chemin de terre se transforma en une simple piste, creusée d’ornières. Je ne voulais pas me faire repérer. Je ne savais pas si les baigneurs avaient correctement évalué la distance, aussi, dès que j’eus parcouru six kilomètres, je me rangeai sur le bord de la piste. Je la quittai aussitôt pour m’engager sur la plage, beaucoup plus étroite en cet endroit. De petites vagues se brisaient non loin de mci et venaient mourir à mes pieds. Mes chaussures s’enfonçaient dans le sable humide, sans faire de bruit.

Il était deux heures moins vingt. Pas de brouillard, ici. La mer bruissait doucement et l’air était chargé d’odeurs de marée et de plantes. J’aurais été content de me déshabiller et de me jeter à l’eau. J’en avais besoin. J’étais couvert de sueur, rien qu’à remuer mes pensées. Je craignais de m’être trompé sut l’endroit où était caché mon fils et je mourais de peur d’avoir deviné juste pour tout le reste.

Jetais sans arme. Il me fallait un pistolet. N’importe quoi.

A ma droite, les arbres sombres se fondaient avec le ciel. Tout d’abord, la lumière lointaine, perchée sur la pente, me parut suspendue comme une étoile. Je la contemplai pendant une demi-minute. Si je m’étais trompé, si je pénétrais dans cette maison mal à propos, je risquais les pires ennuis avec la police. C’était la fin de tout. La fin de Johnny. Si je n’y trouvais pas la personne que je m’attendais à y trouver, je pouvais, bien sûr, faire semblant de m’être égaré. Je commençai à monter la côte, sous les arbres.

Je faisais le moins de bruit possible, mais ce n’était pas suffisant. Impossible de trouver un sentier. Les arbres étaient très serrés et leurs basses branches s’entrelaçaient parfois. Les broussailles, sous mes pieds, craquaient comme un feu d’artifice. J’avançai lentement. Dans une petite clairière, je voulus prendre le pas de course et tombai à quatre pattes.

Un oiseau siffla.

Je restai accroupi. Le son venait de la cabane, c’était comme un gémissement de douleur, surnaturel, prolongé. Puis ce ne fut plus un oiseau, mais un chien qui geignit. Puis ce ne fut plus un chien. Mon cœur éclata. Je me relevai et fonçai, tête baissée.

Les branches me cinglaient la figure, les brindilles crépitaient, je faisais probablement autant de bruit qu’un troupeau d’éléphants. Mais cela n’avait plus d’importance. Je débouchai dans une clairière plus grande, où se dressait la cabane. J’escaladai d’un bond les marches de la véranda. La porte était ouverte, et je m’arrêtai au milieu de la pièce.

La maison était plaisante, vaste, épousant la pente de la colline, joliment meublée. Des peaux de bêtes étaient tendues sur les murs, le plancher et le mobilier étaient en bois de pin et des bûches brûlaient dans une grande cheminée. Il y avait deux autres portes dans la pièce principale, toutes deux ouvertes, l’une donnant sur une chambre, l’autre sur la cuisine. Dans la cuisine, une troisième porte s’ouvrait sur un petit perron couvert.

Bertha était assise sur un divan, devant le feu, appuyée sur des coussins, un verre à la main, les jambes allongées, vêtue d’un kimono.

— Al ! Quelle surprise ! fit-elle. Quel bon vent vous amène ?

Je passai vivement dans la chambre. Rien. Rien sous le lit, ni dans les deux placards… Je revins dans le salon, jetai un coup d’œil circulaire, traversai la cuisine. Bertha me suivait des yeux, les sourcils hauts, sans prononcer une parole. Rien dans la cuisine non plus. Je m’arrêtai, l’oreille tendue. Enfin, je me décidai à retourner dans la pièce principale, quand j’aperçus un grand coffre noir, dans l’ombre, contre le mur.

Je m’en approchai, le frappai du pied, essayai de l’ouvrir. Le couvercle ne se soulevait que d’un centimètre ou deux. Il était fixé par un gros cadenas.

— Venez donc boire un verre ! cria Bertha.

Elle n’avait pas bougé et me montrait du geste la bouteille et les verres sur la table.

— Vous n’avez pas bientôt fini de tourner en rond ? demanda-t-elle. Je ne peux pas dire que je sois ravie de vous voir, mais !..

— Qu’est-ce qu’il y a dans ce coffre, Bertha ?

— Quel coffre ? Ah ! La grande caisse ? C’est des outils. Le menuisier du coin doit me construire un appentis, quand il en aura le temps. Vous savez comment ils sont, les gens, à la campagne.

_ Le coffre est fermé. Où est la clé ?

_ Comment voulez-vous que je le sache ? Le type a dû la garder. Ne me dites pas que vous avez l’intention de vous bâtir une cabane de vos propres mains !… Allons, buvez un verre.

— Je veux mon fils, dis-je.

Elle s’agita nerveusement. Sa graisse roulait sous le kimono. A la lumière du feu de bois, avec ses cheveux en désordre, son visage durci était celui d’un vieux bonhomme. Elle remonta un coussin sous ses épaules, puis, se ravisant, le posa sur ses genoux, comme pour se protéger. Elle dit :

— Vous êtes encore saoul, Al. Alors, soyez gentil, tapez-vous un bon coup et fichez le camp.

— Non, Bertha. Je ne marche plus. Vous avez déjà joué ce petit jeu-là à votre agence, ce matin… J’en conclus, d’ailleurs, que la personne que je cherche, c’est vous.

— C’est très flatteur… (Elle réussit à sourire.) Mais ce soir, fiston, c’est pas possible. Je reconnais qu’ici c’est une retraite d’amoureux, mais, telle que vous me voyez là, j’attends déjà quelqu’un.

— En tout cas, ce ne peut être Frascatti.

— Qui c’est, celui-là ? :Je bluffai :

— Vous ne pouvez plus m’en faire accroire. On vous a vus ensemble. Vous avez été très prudents, tous les deux, d’accord, mais j’ai quand même pu savoir qui subventionnait le Top Hat. Le cinéma est peut-être en train de crever, mais ça ne vous a pas empêchée de vous payer un appartement de grand luxe et des tableaux de maître. Et vous aviez de quoi entretenir votre petit ami. Je pense que vous l’aimiez sincèrement. C’est même pour ça que vous l’avez tué, cet après-midi. C’est parce que vous avez appris par moi qu’il avait une liaison avec la belle-sœur de Barry Kevin. Et vous étiez d’autant plus en colère que vous aviez compris que c’est lui qui vous avait volé la lettre de Claire. Il aurait été bien en peine, d’ailleurs, de vous la restituer…

Elle écarta le coussin qu’elle avait posé sur ses genoux et je vis braqué sur moi le canon d’un petit pistolet. Elle me dit calmement :

— Al, vous devenez gênant. Je vais téléphoner aux flics. Vous savez ce qui vous attend…

— Ça ne prend pas non plus. Vous avez déjà lancé la police à mes trousses le jour où je suis allé voir Barry Kevin… Ce ne pouvait être que vous !… Vous étiez la seule à savoir où j’allais. Vous avez vraiment tout fait pour m’effrayer et m’obliger à quitter Hollywood. Vous vous êtes acharnée…

— Vous auriez mieux fait de filer. Vous allez vous rendre compte que la police m’est toute dévouée.

— Plus maintenant. Il y a trop de charges contre vous.

Je fis un pas en avant.

Elle dit :

— Restez tranquille, Al. Ou je vous descends.

Je changeai de direction. Je m’approchai de la table pour me servir un verre.

— Vous n’en ferez rien, dis-je. Vous avez trop envie de savoir comment vous pourriez récupérer la lettre de Claire. Eh bien, vous n’avez qu’à me rendre le gosse et vous aurez la lettre…

Elle me regardait d’un air ahuri :

— Tout cela est très étrange, dit-elle. Vous voulez bien m’expliquer de quoi vous parlez ?

— Volontiers, dis-je. Mais rappelez-vous bien que rien de tout cela n’a d’importance pour moi. Peu m’importe ce qu’il s’est passé autrefois, peu m’importe ce que vous avez fait et ce qu’ont fait les autres. Ce n’est pas Claire qui a tué Phil Greco. Très bien. C’est Holst. Le moment était mal choisi : il était en plein tournage, le film était une superproduction, et un simple retard aurait coûté des millions. Holst et Foxwell ont donc persuadé Claire de s’accuser du meurtre. En récompense, Foxwell est devenu grand metteur en scène et Claire était en passe de devenir grande vedette. Elle était tout à fait satisfaite de cet arrangement, elle aurait vendu son âme au diable, pour avoir sa chance sur un plateau. Elle est donc passée en jugement, a été acquittée et l’affaire proprement dite a commencé. Il n’est pas difficile de deviner ce que Claire aurait fait si elle avait été condamnée.

_ Elle aurait donné la vraie version du drame, dit Bertha. Mais il n’y avait guère de chance qu’elle fût condamnée. Le type chargé de la publicité de la firme avait du génie. Il a fait de Claire une héroïne.

— Elle était votre cliente et amie, mais je ne comprends toujours pas pourquoi elle vous a raconté les faits tels qu’ils se sont passés et pourquoi elle vous a donné cette lettre. Les confidences n’étaient pas son fort.

— Non, mais c’était une petite garce ambitieuse, et Holst les lâchait avec un élastique. Il lui a fait un contrat, mais elle voulait plus d’argent. Elle m’a demandé, en ma qualité d’imprésario, de faire pression sur lui. J’ai essayé, cela n’a rien donné. Alors, au bout d’un certain temps, elle m’a expliqué comment je pouvais exercer cette pression… C’est moi qui l’ai convaincue d’écrire la lettre. Elle était dans mes classeurs quand Claire a été tuée.

— Et vous avez fait chanter Holst, dis-je.

— Qui ne l’eût pas fait ?

— Frascatti connaissait l’existence de cette lettre, et vous l’aimiez tellement que vous le laissiez fouiller dans vos fichiers. Ou peut-être il l’a trouvée à votre insu. Ou alors, vous lui avez confié ce secret sur l’oreiller…

— Vous me sous-estimez, dit-elle. Je me défends pas mal, quand je suis sur un coup.

— Frascatti ne se débrouillait pas mal non plus, sur le plan professionnel et personnel. Et, quand il tombait amoureux, en dehors des heures de travail, ce n’était pas à moitié. Il s’est trouvé une petite amie qui était encore une cinglée de cinéma. Et, pour l’impressionner, il lui racontait la petite histoire secrète de Hollywood. Qu’il connaissait, d’ailleurs, grâce à vous. Mais il s’est bien gardé de lui parler de vous, de crainte de la perdre. Il s’est contenté de lui parler de moi. Et de la lettre de Claire.

— Et alors, Kevin a mis la main dessus par l’intermédiaire de sa belle-sœur, dit Bertha.

— Comme elle n’était pas assez maligne pour l’utiliser, elle a dû faire appel à lui. C’était la chance qu’il espérait.

Il pouvait faire chanter Holst pour commencer une nouvelle carrière, en imposant ses propres conditions. Tout d’abord, il a fallu qu’il s’assure que tout cela n’était pas une blague, que Frascatti ne bluffait pas pour en mettre plein la vue à la petite Gloria. Il m’a fait venir pour vérifier si l’écriture était authentique. Il a cru comprendre que je l’avais reconnue. Du coup, l’affaire était dans le sac. Il a relancé Holst et il lui a serré la vis.

— Il vous a montré la lettre ? demanda Bertha.

— Il m’a montré une liste de distribution, mais c’était un faux. Un faux très habile, exécuté par Gloria Mason. A l’âge de cinq ans, elle avait déjà des dons pour le dessin à la plume… Je suis allé chez vous, le lendemain matin, pour vous mettre au courant, et vous avez dû penser que je vous parlais de la lettre. Vous m’avez attendu toute la journée et, comme je ne suis pas revenu, vous avez envoyé Kolanski et Tête d’Epingle Johnson à Los Olmos. Mais ils n’ont pas trouvé la lettre sur moi.

— Vous l’aviez, pourtant, dit-elle. Et ces deux idiots-là, je ne les emploierai plus jamais. Ils sont beaucoup moins débrouillards qu’on ne le prétend…

— Vous auriez mieux fait de les engager la veille, alors que vous soupçonniez Barry Kevin d’avoir la lettre. Ce sont des professionnels. Ils auraient persuadé Kevin de parler, sans aller jusqu’à le tuer, et ils auraient trouvé les papiers sous son corset.

— Bon sang ! s’écria Bertha. Je comprends maintenant pourquoi Hymie ne l’a pas trouvée. Donnez-la-moi, Al. Je vais vous dire où est l’enfant.

— Pourquoi avez-vous enlevé le cadavre de Barry Kevin ? Demandai-je.

— J’ai horreur des enquêtes policières. J’évite les complications dans la mesure du possible.

— La voiture qui dévale la colline et qui flambe ! Dis-je. Près de l’endroit où Claire avait péri…

— La lettre ! ordonna Bertha.

Aucun éclair ne traversa mon cerveau, le sang ne me monta pas à la tête.

Mais je dis :

— C’est vous qui avez tué Claire.

— Al, la lettre !

— Vous avez tué Claire à cause de cette lettre.

— Elle avait plus de valeur pour moi que pour elle. Où l’avez-vous cachée ?

Je pris peur. J’avais trop parlé. Ma bouche se dessécha de frayeur.

— Je ne l’ai pas, affirmai-je.

Elle hocha la tête’:

— Frascatti m’a dit que vous l’aviez. C’est un lâche. Et, tout à l’heure, il était trop terrorisé pour mentir.

— Il croyait dire la vérité, mais il se trompait. Je n’ai pas la lettre. Dites-moi où est le gosse et je vous apporterai cette lettre dans les vingt-quatre heures.

— Où la prendrez-vous ?

— Si je vous le dis, vous n’aurez pas besoin de moi pour la reprendre.

Elle se leva, le pistolet braqué sur moi.

— Je ne me donnerai peut-être pas cette peine, Al. J’ai assez de fric. Peut-être serait-il plus malin de me dégager entièrement de toutes ces salades. (Elle resta un moment sans bouger, puis hocha la tête.) Eh oui ! Je m’en fous que la chose soit rendue publique. Moi, je suis hors d’atteinte. Mon nom ne sera même pas cité. Il n’y a pas de raison… Holst sera le seul à trinquer, et qu’est-ce que ça peut me foutre ?

Elle s’écarta, s’adossa au mur, l’œil intrigué. Elle reprit :

— Vous n’avez aucune arme contre moi, Al. Vous ne pouvez plus rien dire qui puisse m’intéresser. Vous m’avez tout raconté, déjà. Tout ce qui m’intéresse, c’est de vous empêcher d’aller raconter votre histoire ailleurs.

Je dus avaler ma salive avant de parler :

— Et le gosse ?

— On y songera une fois que j’en aurai fini avec vous, dit-elle.

Elle se tourna à moitié vers la porte de la cuisine, sans toutefois me quitter des yeux.

— Vous pouvez entrer, maintenant ! cria-ç-elle. Je me dis qu’elle m’avait bien eu. Il entra par la porte ide devant, un pistolet à la main. C’était Chester.